▬ Les douze premières années de ta vie, pour autant que tu t'en rappelles, ont été tout ce qu'il y a de plus normales. T'es né au sein d'un couple plutôt ouvert d'esprit (sur tous les plans) qui ne voulait pas réellement d'enfant. Pourtant t'es arrivé comme un cheveu sur la soupe et il a bien fallu composer avec ta présence. Dans les faits, ils ont très vite appris à t'aimer. Cela a juste été un peu plus long pour ta mère qui a fait une dépression post-natale mais dont elle est parvenue à se relever. Avec ton père, t'avais plutôt de bons liens au début, des liens qui n'ont fait que se renforcer avec le temps. Sa force d'esprit, tu l'admirais et c'était un peu ton modèle sur Terre...
▬ Ta mère l'est aussi plus ou moins devenue lorsque vous ne vous êtes retrouvés que tous les deux. Un AVC a emporté l'homme que t'admirais tant en un claquement de doigts. Toi, tu t'en es très vite remis pour elle, remontant la pente en un rien de temps afin de l'aider dans cette même démarche. En quelques années, elle y est parvenue. Et trois ans après le décès de celui qui était plus ou moins celui avec qui elle pensait passer le reste de sa vie (et avec qui elle était pourtant restée par facilité plus qu'autre chose), elle s'est remariée. Avec un homme que t'as appris à apprécier/aimer par nécessité plus que par choix. Qu'importe, elle était heureuse et c'était, dans le fond, tout ce qui t'importait.
▬ A quinze ans, ta mère s'était donc remariée et cela ne te dérangeait pas outre-mesure. Tout ce que tu voulais, c'était son bonheur. Et puis tes relations avec ce beau-père étaient cordiales. Peut-être pas épatante ni éclatantes, mais cordiales. C'était déjà ça. Un demi-frère est apparu dans l'équation, puis une demie-sœur et tu t'es petit à petit senti presque de trop, dans cette famille recomposée. Faut dire qu'à ton âge, tu n'avais clairement pas envie d'avoir des bambins dans les pattes. Alors tu t'es trouvé une autre famille ailleurs, dans la politique plus précisément puisque c'était là que tu t'étais orienté pour tes études. A dix-neufs, tu t'es débrouillé pour trouver un boulot à côté de ces études et t'es parvenu à t'envoler de tes propres ailes dans un autre quartier de la ville. Pas particulièrement luxueux mais au moins, t'étais indépendant... Et ça t'allait bien.
▬ C'est à cette époque-là que t'as rencontré celle qui allait, deux petites années plus tard, devenir ta femme. T'étais pas franchement sûr de l'aimer (et t'avais raison de le penser), mais c'était facile. Un peu comme pour ta mère était restée avec ton père malgré des liens usés par le temps, avant sa mort. Un peu comme lorsqu'elle s'était remariée avec un homme qui l'aimait mais pour qui elle ne ressentait que bien peu de choses. Un peu, aussi, comme elle avait accepté d'avoir d'autres enfants alors qu'elle n'en voulait pas du tout à la base. Qu'importe, toi tu suivais plus ou moins le schéma familial et tu te disais que c'était particulièrement important, compte tenu de la carrière que tu t'apprêtais à suivre, d'avoir une façade familiale impeccable. Alors tu t'es marié... Et quelques années plus tard, vous avez eu un enfant, un garçon. Suivi par une fille encore quelques années après.
▬ Pour ces deux naissances, t'étais plus heureux que jamais, avec l'impression de parvenir à faire quelque chose de ta vie et d'être sur la bonne voie pour l'absolution totale. T'avais parfois le sentiment qu'il te manquait quelque chose d'essentiel, mais tu te reprenais vite, déterminé à ne pas laisser tes pensées s'obscurcir plus que de raison. Après tout, tu évoluais au sein d'un mariage certes quelque peu inhabituel (car déjà trop ouvert d'esprit sur bien des aspects, notamment en termes de fidélité) mais pas non plus totalement dysfonctionnel. T'avais aussi deux enfants en bonne santé, et une carrière sur le point de s'envoler.
▬ D'ailleurs, c'est en regardant bon nombre de discours et débats des politiques de Chicago qu'il t'est venu à l'idée que tu pourrais devenir maire de la ville un jour, toi aussi. Et ce ne sont pas les morts récurrentes des personnes à ces postes (une histoire tâchée de sang au niveau de la mairie de Chicago, ouais...) qui allaient te faire changer d'avis ou dévier de ta voie. Non, t'étais déjà sûr, dès tes 30 ans au moins si ce n'est avant, que c'était ce qu'il te fallait. Alors tu t'es pas débiné, et t'as pas tardé à faire jouer de tes relations déjà bien établies (depuis le temps que tu bossais dans le milieu...) pour te rapprocher des différents maires en place. Sans jamais dévier de tes idées en termes de politique mais dans l'objectif officiel de vouloir élargir tes horizons.
▬ C'est ta facilité à te mêler aux autres, et à tout type de personne d'ailleurs, qui t'a permis de, petit à petit, gravir les échelons. T'es parvenu à mettre en confiance pas mal de monde, t'as intégré plein de cercles qui ne pouvaient que t'être utiles par la suite. Et il y a cinq ans de ça, enfin, t'es arrivé à la concrétisation de tes durs efforts, et t'as été élu pour un premier mandat à la mairie de Chicago. Loin d'être con, t'es parvenu assez rapidement à te débarrasser du porte-parole hérité de ton prédécesseur (et non, on ne dira pas comment tu t'en es débarrassé mais le fait divers a fait la une des journaux pendant plusieurs semaines sans jamais que ton nom y soit mêlé) et à placer ton propre pion à cette position importante. Une femme que tu connaissais depuis des années et en qui tu as une pleine confiance.
▬ Pas con non plus, t'as rapidement su t'intégrer à toutes les petites groupuscules moins honnêtes de cette ville de Chicago. Ça n'a pas été long pour que tu rencontres Robin et que tu parviennes à faire entendre ta voix auprès de lui. Ainsi, vous avez un accord tacite tous les deux. Rien d'écrit, rien d'officiel : tout est officieux et fait dans le plus grand des secrets. Il te protège, protège ta famille et en échange tu le laisses faire pas mal de trucs sans jamais le pointer du doigt ou lui envoyer qui que ce soit. Si les flics se mêlent de ses affaires, ce ne sera certainement pas de ton crû ! D'ailleurs, il a aussi quelques dossiers compromettants (ne nous trompons pas, c'est parce que tu l'as bien voulu) qui font que tu fais bien gaffe à ce que tu fais vis-à-vis de lui et de ses manigances. Te le mettre à dos serait la pire idée qui soit, et vice-versa... Pas de position de force avec lui, vous êtes tous les deux au même niveau. Un intérêt commun vous lie, et ce n'est pas toi qui mettra ça à mal. Enfin, normalement.
▬ Avec les années, ton mariage avec celle qui partage ta vie depuis bien des années a complètement pris l'eau. Là non plus, y'a rien d'officiel, et là non plus ce n'est pas toi qui va rendre ça encore plus bancal que ça ne l'est déjà. Vous êtes tous les deux très libres et ouverts d'esprit, ça, ça n'a pas changé avec le temps (bien au contraire). En revanche, votre entente cordiale a peu à peu laissé place à des disputes et à de grandes périodes de froid glacial où vous ne vous adressez pas même la parole. Mais tu tiens bon parce que ton image publique réussie, tu la dois aussi à ce mariage que tu prétends réussi et heureux.
▬ Ce qui t'arrange aussi, ce sont les liens que tu as avec ta fille, la plus jeune de tes deux enfants. Vous faites beaucoup de choses ensemble et tu sais que tu serais prêt à tout pour elle. C'est bien la seule à avoir plein pouvoir (ou presque) sur toi d'ailleurs. Y'a que pour elle que tu pourrais tout foutre en l'air. Tu ne le ferais certainement pas pour ton ingrat de fils, parti il y a des années de ça du domicile familial et sans aucun scrupule lorsqu'il s'agit de répandre des horreurs sur toi et d'ignorer tes appels intéressés. Il t'en veut de ne pas savoir faire l'impossible pour les habitants de cette ville. Ce qu'il ne sait pas, c'est que t'en fais déjà bien assez. A tes yeux en tout cas.